lundi 23 janvier 2017

Intra/extra-muros

Isaac Cordal, Cement Eclipses © Anno Domini Gallery,
Octobre 23.2013

Déjà 21 soirées, 21 nuits et 21 matins partagés entre les bénévoles d'Hiver Solidaire et les accueillis.

Le premier soir, Alain, Bittu, Hervé, Johnny, Mohamed et Philippe sont là, réservés, qui écoutent Damien, Frédéric et Pierre exposer l’esprit de famille qui anime l'équipe d'Hiver Solidaire et les règles de vie en commun. 
Les six arrivent portant le poids de la fatigue et de la multiplicité insondable de la rue, écrasés par l'absence de toit.

Les habitudes s'annoncent, c'est une forme d'apprentissage pour tous :
Les sacs de couchage, le nettoyage la répartition des tâches, etc.
Nathalie a cuisiné et apporté un délicieux hachis parmentier.

Pascale Peyret, Un livre par moi : février 2016, 
Tisser des liens - fil chinois / cartonnette
Dans les jours qui suivent les liens se tissent, les conversations se nouent, les langues se délient. Et devant le risotto de Philippine, le chili con carne d'Anne ou la soupe au potiron d'Isabelle, on visite la Creuse, l'Indre et Belfort, on s'aventure dans les rues du Caire, sur les chemins de l'Atlas ou à bord du Clémenceau.
Certains accueillis sont très volubiles, d'autres plus discrets. Comme Alain le rappelle le quatrième soir : « rester toute la journée dehors au froid épuise les organismes ». 
Ils se souviennent. 
Selon Gaston Bachelard, « la maison (...) abrite et rend possible le processus de la mémoire. (...) La maison évite la dispersion de l’être. Précisément à cause de la mémoire éprouvée de manière heureuse comme chambre à laquelle on revient encore pour s’évader après y être passé. »(1)

Ce toit qu'ils n'ont pas, ce « coffre où l'homme garde ses souvenirs »(2), les bénévoles d'Hiver Solidaire le partagent avec eux pour quelques semaines. 

Franck Horvat, Hands, 2012
Et malgré quelques tensions, et une escarmouche le cinquième matin, comme l'écrit poétiquement Yves, la confiance s'installe, jour après jour. 
Johnny confie sa bouteille de vin pour la nuit. Philippe confie qu'il ne sait pas lire. « Mohamed était en avance et nous avons attendu 20h00 devant la porte. Il a confié qu’il était toujours seul, qu’il restait dans un petit jardin près d’une école et qu’il regardait les enfants. », raconte Corinne le huitième soir.

D'un compte-rendu quotidien à l'autre, les bénévoles laissent aux suivants des messages, leur récit, des recommandations pratiques.
À l'issue de la deuxième semaine, Damien, Pierre, Fréderic et Augustin remercient les autres bénévoles pour leur engagement solidaire avec des mots chargés d'émotion et de grande mansuétude :

Hideyuki Ishibashi, Présage et Other Voices,
2016, 
© Ibasho Gallery, Anvers, Belgique
« la première semaine c’est déroulée comme chaque année de manière à ce que chaque accueilli trouve ses marques et se sente accueilli personnellement. Johnny et Hervé ont manqué certains soirs à cause de leur consommation d’alcool. Les bénévoles référents ont pour mission d’éviter à nos accueillis la situation d’échec, donc nous discernons chaque soir jusqu’à quel point, ils peuvent être accueillis et participer à la vie fraternelle que nous leur proposons. Pour certains, ne pas boire pendant 12 heures est un précieux cadeau qu’ils nous offrent.
Ils sont tous très heureux d’être avec nous, au chaud avec de bons diners et ils sont vraiment reconnaissants. Ils ont confiance en nous, maintenant.
Sachons être à l’écoute, de leur besoin de chaleur humaine, de reconnaissance par des gestes simples, sensibles, des paroles apaisantes et réconfortantes.
Laissons nous aimer, surprendre et déranger par Alain, Bittu Johnny, Hervé, Mohammed, Philippe. 
»

Le huitième soir, trois accueillis manquent à l'appel. Puis de nouveau le treizième soir, il y aura trois "naufragés" comme l'écrit René :  « Au huitième coup de 20 heures je croise sur le trottoir du Monop déserté de tout occupant dans une bruine pénétrante. Sur le seuil de la maison des jeunes, la vigie François, assurait son quart, scrutant l’horizon (...) »

Isaac Cordal, Cement bleak, London, UK, march 10. 2009
Bittu, Hervé et Johnny ne reviendront pas. On songe à leur solitude au bord d'une rue telle l'ombre portée sur un trottoir de Londres d'une petite sculpture d'Isaac Cordal.
« La solitude a un bord, et non un seuil, parce que sinon, ce ne serait pas la solitude. Car le seuil a ceci de merveilleux qu’il sépare un dedans et un dehors, en sorte qu’il reste franchissable, et que l’on peut toujours sortir, et rentrer à sa guise (…) Mais si les autres n’ont pas de seuil d’accès, nous serons seuls à jamais. Si les moi n’ont ni porte ni fenêtre, nul ne peut sortir de la solitude. Mais pourquoi imaginer le moi comme une maison, sinon pour se protéger de l’infini ? La solitude n’a pas de seuil, elle a un bord, et c’est autrement plus grave.», écrit le philosophe Jean-Paul Galibert (3).


Alain, Mohamed et Philippe, eux, ne sont pas restés au bord du chemin, ils ont heureusement franchit le seuil de la chapelle de la maison des jeunes ce soir-là. 
«Les rescapés auront double ration de mousse à la châtaigne de Mathilde », raconte René. Et Alain d'ajouter : « Si ça continue on va être plus d’accueillants que d’accueillis ». 
Mais le quinzième et le dix-huitième soir, Cédric puis Alain N, deux nouveaux, rejoignent la petite troupe.

Pablo Picasso (1881-1973), La lecture, 1953, huile
sur bois, 100 x 81 cm, Berlin SMB
Comme dans les familles heureuses, il y a des nouvelles à donner certains soirs autour de la table. 
Le quinzième soir, Pascale raconte que « Philippe est très fier de nous annoncer qu’il va apprendre à lire et à écrire avec l’association Mosaïque 9 (...). Et Mohamed va maintenant régulièrement passer ses après-midi à la médiathèque Françoise Sagan où il peut voir des films et avoir accès à internet. »
Des moments comme ceux-là sont une caresse, telle la tendresse penchée, la solitude attentive de cette lectrice de Picasso.
« On ne peut pas rompre la solitude. On ne peut que l’épouser. En suivre les formes, en épouser les courbes. Et c’est cela, caresser : longer, tout doucement, la solitude de l’autre. »(3)


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(2) Gaston Bachelard

Les artistes /