vendredi 16 janvier 2015

Pater

Le Père, 1911
Marc Chagall (1887-1985)
Huile sur toile,
80 x 44,2 cm
Musée d'Art et d'histoire
du Judaïsme, Paris
Alain, Michel, Patrick, Alain et Saïd sont au rendez-vous du soir.
Tous s’activent dès leur arrivée. Alain G. prépare le café pendant que ses compagnons dressent le couvert en un tournemain. Ils sont heureux d’être là et le montrent.  Je ne les connais pas encore mais me souviens d'une phrase de Christian Bobin : 
« ce que l'on sait de quelqu'un empêche de le connaître » (1). 
Ils m'accueillent avec simplicité et courtoisie.

«Au cour des conversations, nous apprenons que Patrick est papa de cinq enfants, 2 garçons, 3 filles. Il ne les voit pas. Alain est père de deux grands enfants aussi et Saïd a deux filles et un garçon. «Les filles, elles se mettent du côté de la mère…» dit-il. Michel à une grande fille aussi», raconte Damien.
Une lueur s'allume dans leurs yeux lorsqu'ils évoquent leurs enfants. J'aimerais les interroger plus avant sur leur paternité. Mais je n'ose pas. 

Notre rôle de bénévole accueillant ces hommes n'est pas de nous substituer aux travailleurs sociaux. Cependant, entrer plus avant dans la compréhension de ce qui les anime ne peut que rendre notre présence et notre écoute bienveillante plus profonde.
Aussi, le lendemain, désireuse d'en savoir plus,  je lis l'intéressant article de la sociologue Séverine Mayol(2) : « la paternité est un impensé de la prise en charge des hommes sans domicile, tout autant que le résultat d'une occultation de ce rôle par les pères eux-mêmes.»
Le sculpteur Jean-Paul Aubé 
et son fils Émile,
Paul Gauguin (1848-1903), dessin, 
Musée des Beaux Arts de la ville 
de Paris, Petit Palais.
Elle poursuit en rappelant que « les hommes sans domicile qui évoquent spontanément leurs enfants ne sont pas majoritaires. Les travailleurs sociaux et les chercheurs le disent : la question des enfants est l'une des plus douloureuses pour ces hommes en souffrance. Ainsi, le plus souvent, la présence d'enfant est tue. (...) Parler des enfants ne signifie pas nécessairement vouloir prendre contact et exercer sa paternité.»

Ce docteure en sociologie qui interroge l’influence des représentations et des identités de genre dans l’intervention sociale auprès des personnes sans logement souligne que : « lorsque les hommes sans domicile acceptent de parler de leur vie familiale, ils évoquent l'envie de protéger leurs enfants en leur cachant la vérité sur leur situation, ou en minimisant les difficultés qu'ils
Le peintre Joan Miro 
et sa fille Dolorès,
Photographie de Denise Bellon
 (1902-1999)
Centre Pompidou, Paris.
rencontrent. Les enfants mineurs ou majeurs, ne connaissent pas toujours la situation de leur père, notamment par rapport au logement.»
Suit le bouleversant témoignage d'un homme, la cinquantaine, dans la rue depuis six ans : « Des enfants, j'en ai. Ils ont bien réussi dans la vie, ils sont heureux. [ils viennent vous voir parfois ?] Ah non ! Ça non ! Ils ne savent même pas que je suis là, que je suis tombé dans la rue. J'ai toujours une excuse. Ils croient que je fais des chantiers, que je bouge toujours. Donc je les appelle et on prend un café, une bière en coup de vent. Je peux pas leur dire, c'est pas possible. »


Paradoxalement, autour de ce repas partagé avec les accueillis d'hiver solidaire, c'est celui qui n'est pas père qui en parle le plus. Alain G. à l’allure de rockeur assagi avec sa courte barbe poivre et sel raconte avec délicatesse et émotion retenue le jour où il aurait pu être père. 

« C'est une chose étrange que l'absence. Elle contient tout autant d'infini que la présence.» (3)


Notes
(1) Christian Bobin, Le très bas, coll. Folio,# 2681 p. 14
(2) Séverine Mayol, "De l'homme sans domicile au père sans logement personnel : tensions de genre dans l'intervention sociale", Le Télémaque, 2014/2 n°46 + ici
(3) Christian Bobin, Lettres d'or, coll. folio # 2680, p. 99





jeudi 8 janvier 2015

Épiphanie solidaire

Les galettes à l'anis du pays de Mons
Émile Boutin,1933, gouache sur papier, 
MUCEM, Marseille. 

À celui qui lui demandait comment être bon chrétien, Maître Eckhart (1) répondait de commencer par "être". Ils sont. Les bénévoles d'Hiver solidaire, présents à eux-mêmes dans cet accueil, cet abri des coeurs et des corps qu'ils offrent à ceux qui en sont dépourvus.
Alain, Michel, Patrick, Alain et Sahid, cinq personnes de la rue accueillies chaque soir trouvent peu à peu leurs repères, entourés par le regard bienveillant des bénévoles. Autour d'un bon repas -le seul de leur journée, racontent-ils- et loin des froidures hivernales de nos trottoirs parisiens, ils pourront possiblement "être" à nouveau dans cette parenthèse. 
Cette semaine, le dîner s'achève inévitablement par le partage d'une galette des rois. Plaisir simple et sucré mais déjà si essentiel à ceux qui en ont été privés depuis des lustres -"Alain nous confie qu’il n’a rien mangé de pareil depuis bien longtemps et que sa nuit n’en sera que plus confortable !", raconte Yves.  C'est aussi, symboliquement, la célébration du jour des rois. La manifestation de Dieu dans l'humanité de Jésus, illustrée par l'épisode de l'adoration des mages.


Sonorité ancienne, Paul Klee, 1925.
Épiphanie, manifestation, quelque chose qui apparaît. C'est le sens du mot grec -Epiphania, τ α ̀ Ε π ι φ α ́ ν ι α- qui la désigne. 
Au sens figuré, l'épiphanie est la manifestation d'une réalité cachée, invisible. Invisibles aux yeux de la plupart d'entre nous, c'est bien ce que sont les sans logis dans notre tissu urbain. 
Manifestation, les structures polychromes qui se concrétisent dans Sonorité ancienne, cette oeuvre du grand peintre Paul Klee(2). Celui-ci écrivait : « L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Idées et concepts trouvent dans cette image le lieu d'une épiphanie où les formes s'enchaînent selon des associations à la fois nécessaires et inattendues. 


"The Glowing Homeless",
neon light, 2011 

installation de Fanny Allié.
 À l'heure où, à chaque instant, nous sommes confrontés à des myriades d'images, structures polychromes surgissant des murs, des enseignes lumineuses et des écrans de toutes tailles, ne restons plus frappés de cécité face à celles qui sont pourtant sous nos yeux !
Comme le manifeste si poétiquement cette installation de la jeune artiste Fanny Allié(3). 




Notes
(1) Maître Eckhart(1260-1328), Théologien et philosophe dominicain rhénan.
(2) Paul Klee (1879-1940), peintre allemand.
(3) Fanny Allié, ici



mardi 6 janvier 2015

En partance pour Hiver solidaire 2015 !

Dans le cadre de l’opération Hiver Solidaire en paroisse, 
et pour la 4e année à Saint-Vincent-de-Paul, nous accueillons depuis hier soir
5 personnes sans abri.

Jusqu'au 22 mars, chaque soir, deux bénévoles dormiront avec les personnes accueillies et un ou deux autres bénévoles préparont le dîner et l’apporteront pour le partager avec l’équipe à la chapelle de la maison des jeunes, 12 rue Bossuet, de 20 h à 8 h du matin.

Dirk Van Balburen, 1595-1624, Lavement des pieds, conservé à Berlin
Seuls quelques apôtres sont représentés dans ce tableau, les autres se devinent en arrière plan. Le Christ, vêtu d'un manteau rouge qui contraste avec les habits des apôtres, est à genoux devant Pierre dans une attitude très humble. Pierre essaie vainement de refuser que Jésus lui lave les pieds, mais ce dernier lui saisit fermement le bas de la jambe. 
Comme nous y invite cette oeuvre puissante d'un peintre néerlandais du siècle d'or, tentons de revêtir un vêtement d'humilité pour accueillir dans la joie Alain, Michel, Patrick, Alain et Sahid !