jeudi 12 mars 2015

"Veuillent ces souvenirs habiter votre absence..."

Levalet, street artist
10 petits jours nous séparent de la fin d'Hiver solidaire 2015. L'inquiétude que fait naître cette issue étreint nos coeurs.

Dimanche dernier, après une messe extraordinairement -aussi bien dans le sens de l’exceptionnalité que de la profondeur- priante et dense, ceux qui le pouvaient se retrouvèrent pour partager le repas dans la chapelle de la maison des jeunes autour d'Alain, Michel, Patrick et Saïd. 
Je pensais aussi à ceux qui auraient aimé être là.
Dans cette chapelle il me semble que nous étions en mouvement, avions pu conjuguer les vertus d’un temple éphémère et pérenne à la fois comme en écho aux mots du père Paul Quinson qui nous révélait dans son homélie la face cachée du Livre de l’Exode et son lien profond avec l’évangile du jour où Jésus chassait les marchands du temple.

René y fit une lecture didactique et pleine d’humour d’un savoureux et élégant sonnet composé par Yves :

« Vous étiez cinq ou six, nous-mêmes presque cent.
Vous avez commencé par goûter les galettes,
Près de neuf à dix fois, fini par les boulettes
Des repas imposés toujours appétissants.

Alain, Bon chic BG, toujours reconnaissants,
Patrick, un peu secret, soucieux de ses toilettes,
Michel souvent moqueur, Franzy des margoulettes,
Saïd et son Coran vous fit compatissants.

Vous savez le diabète autant que la scoliose...
L'immense alphabet grec et le scrabble grandiose,
Les nouilles pour deux mille, offertes dans l'instant,

La poule au pot du Roi, son arôme envoûtant.
Vous nous avez donné faim de votre présence,
Veuillent ces souvenirs habiter votre absence ... »

lundi 9 mars 2015

"Le regard de l'autre est une épiphanie"

Le Messie, groupe de marbre sculpté par
Albert-Ernest Carrier-Belleuse (1824-1887)
Chapelle de la Vierge, église Saint-Vincent-de-Paul
Dimanche 8 mars à 18h30, la messe de la paroisse Saint-Vincent-de-Paul fut célébrée dans la chapelle de la Vierge pour Hiver solidaire, en présence d'Alain, Patrick, Saïd et Michel, entourés par les bénévoles. Augustin, l'un d'entre eux prit la parole au nom de tous : un texte profond et bouleversant que nous pouvons goûter à nouveau ici.

« S’il m’est permis de parler de l’expérience d’Hiver solidaire au nom des nombreux bénévoles qui sont présents d’un soir sur l’autre à la Maison de jeunes, je ne me hasarderai pas à parler de la difficile charité, mais de la réalité simple et assez facile de ce qui est « une riche expérience ».
Car concrètement, ce que nous échangeons autour de Patrick, d’Alain, de Saïd, de Franzy, de Michel et d’Alain est l’occasion d’une prise de conscience dont pour ma part, je voudrais détailler deux aspects : il est important d’oser regarder les autres en face, la solitude peut être le problème de chacun.»

Lever les yeux sur ceux qui sont là
«Je vous propose une définition large de la générosité. La générosité au sens étroit, c’est le fait de donner. Mais la générosité au sens large, c’est d’abord le fait d’aimer la vie et de ne pas baisser les yeux devant, et surtout pas devant le visage de l’autre. Le fait de regarder son prochain dans les yeux pour tenir son cœur prêt à le considérer. Le contraire de la générosité en ce sens, ce serait une sorte de timidité.
Tête de femme, les yeux levés, dessin de
Charles Louis Müller (1815-1869)
Musée du Louvre, Paris.
Pour m’expliquer, je me permets de faire un petit détour par le philosophe Emmanuel Levinas, qui dit bien les choses. On dit que l’enfer c’est les autres, mais Levinas au contraire, nous dit que le regard de l’autre est une « épiphanie » qui nous apporte beaucoup à nous-même, qui nous révèle quelque chose de l’homme que nous ne pourrions trouver seulement en nous-même, qui nous permet d’arriver au sentiment de la morale, et peut-être à Dieu. « Le visage, écrit-il, s’impose à moi sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère”.
Dans son incarnation d’homme, le Christ nous offre son visage à regarder, et il plonge ses yeux dans les nôtres. Il nous dit de considérer à travers la sienne, notre condition et celle de nos frères. Peut-être notre devoir de chrétien est-il donc de considérer d’abord autrui en le regardant.
Avant d’être théorique c’est pratique, si on pense à la façon que nous avons si souvent de détourner les yeux, dans la rue, du « gas qu’on croise et qu’on ne regarde pas ». Nous ne sommes pas généreux et nous ne sommes pas chrétiens, lorsque, dans le métro ou dans la rue, sous le couvert de la délicatesse, nous faisons flotter notre regard à hauteur des chevilles et nous évitons les uns les autres.
Hiver solidaire, ce n’est pas beaucoup plus. C’est un petit cadre qui nous permet d’être vraiment des hommes les uns envers les autres : pourquoi ne pas nous asseoir à la même table et lever les yeux sur ceux qui tout simplement sont là ?
C’est vraiment l’inspiration de Fr. Ozanam et des conférences de St V de P de ne pas se projeter dans une action de charité lointaine et hors de tout contact, mais de regarder d’abord ce qui se passe au coin de la rue et de faire ce que l’on peut, où l’on se trouve, avec ceux qui s’y trouvent aussi.
Nous avons besoin de vous, Saïd, Alain, Michel, Patrick, et Alain et Franzy, pour être des personnes, et n’être pas à côté les uns des autres comme le sont des atomes.»

La solitude
«L’un de nous me disait : « On sent l’esprit de Saint Vincent de Paul qui plane sur ce quartier ». C’est vrai, en quelque sorte, que ce quartier de Paris est marqué et que l’esprit est là. Mais ce que nous faisons ne peut pas ressembler à ce que pouvaient faire St V de P et ses compagnons en leur temps. Parce que cet individualisme moral et matériel dans lequel nous prospérons désormais redéfinit les termes de toute action de solidarité, et que le mal a changé d’aspect.
Solitude, photographie de Daniel Masclet (1882-1969)
Musée national d'art moderne, Centre Pompidou, Paris.
Nous ne parlerons plus de don, mais d’échange. Nous ne parlerons plus de misère mais de solitude. La solitude était, s’il est utile de le rappeler, grande cause nationale en 2011, mais à Paris, il faudrait qu’elle soit non une grande cause mais une très grande cause, et pas en 2011 mais tous les jours. Dans une ville où plus d’une personne sur trois dit ressentir les effets de la solitude, elle ne regarde pas la fortune ou la condition sociale de celui qu’elle frappe. C’est dire que le besoin d’échange ne concerne pas que les gens de la rue, et peut-être pas, au fond, les gens de la rue plus que les autres.
Et à cause de cette solitude, plus que jamais, celui qui donne est aussi celui qui reçoit. Et plus que jamais, assis autour de la même table, nous sommes les mêmes, au même plan, au même rang, et nous luttons ensemble contre la même indifférence ou le même silence.
La présence des gens de la rue nous invite à réenvisager notre propre mode de vie, celui que nous croyons infaillible et qui ne l’est pas. Nombre de sociologues, de juristes et d’économistes aujourd’hui qui se penchent sur les évolutions à venir, dans l’organisation de notre fourmilière sociale, pronostiquent que, pour des raisons de coût, de viabilité, de faisabilité, nous ne pourrons pas continuer longtemps de vivre les uns à côté des autres comme nous le faisons jusqu’ici, et que de plus en plus, nous allons devoir vivre les uns avec les autres. Alors ne boudons pas notre plaisir de le dire en Église : en suivant l’Évangile et en vivant le partage, nous sommes à la pointe de la pointe ! Ne lâchons rien !
La cuisine de la chapelle de la maison des Jeunes est, chaque soir à 20h00, un lieu moins absurde que les autres. Un lieu économiquement plus rationnel, socialement plus normal, humainement plus riche, parce qu’une grande marmite chauffe pour huit, et non pas huit petites marmites pour huit personnes toutes seules.»

Augustin, la voix chargée d'émotion, conclut :


Étude, mains jointes du Chirst de la vierge Marie,
Dessin d'Andrea del Sarto (1486-1531)
Musée du Louvre, Paris.
L’échange nous met tous dans le même bain
«L’expérience d’Hiver solidaire, initiée par l’évêché, dans le périmètre de notre paroisse de Saint Vincent de Paul, c’est cela avant tout. Ce qu’elle apporte en premier lieu, c’est du lien, de l’échange entre nous. Quand je dis « nous », c’est « nous », ce n’est pas « eux et nous », mais « nous tous », car nous recevons tous, mangeons tous la même soupe, partageons les mêmes discussions et les mêmes cigarettes, et nous réchauffons tous à la même source : celle d’une fraternité qui s’impose, d’une présence simple des uns aux autres.

Sans cela, sans cet échange, sans ces paroles, sans le regard et la présence des autres, dans nos cœurs et dans nos consciences, nous serions tous morts de froid.»

samedi 7 mars 2015

La mort n'est point notre issue

Daniel Clerc
Photographie de Sarah de Gasperis
Nous avons le regret et la tristesse de vous annoncer le décès de Daniel Clerc, 
dit « Papy Daniel »,  accueilli d’Hiver solidaire 2014, le vendredi 27 février à l’hôpital Bichat.

Estelle répond : «Triste nouvelle.
Daniel était-il celui qui dînait avec ses écouteurs sur les oreilles, chaleureux ? ».

En effet, nous tous, bénévoles d’hiver solidaire, portons encore dans notre cœur le souvenir de Papy Daniel, casque sur la tête -il écoutait sa radio- mais une oreille aux aguets (la droite) participant à la conversation tout en donnant des nouvelles du monde. Pendant les repas d’hiver solidaire 2014, Daniel, plein de tact et d’ironie, galant envers les dames, ne tarissait pas d’éloge sur les cuisinières. 

«Souvent, tout en participant à la conversation, il suivait discrètement un match de l’oreille gauche et nous informait de chaque but», racontait Pascale.

Un soir, la conversation se nouait autour du vieux coffre-fort qui se trouvait dans la petite pièce où nous partagions notre repas. Nous nous interrogions : y aurait-il un trésor à l’intérieur ? Daniel pensait que « non, bien sûr ! ».
Pierrot disait « qui sait ? ». Je pressentais alors que plusieurs d’entre nous ce soir là songeaient au vrai trésor que nous tenions entre nos mains à cet instant. 
Cette pensée me submerge aujourd’hui !

Le vingt-deuxième jour, Pierre nous apprenait que grâce à Daniel, il n’ignorait plus rien de l’incidence des balles à ailettes sur le comportement des sangliers... Daniel était un très bon conteur.

Le rêve du pauvrePuvis de Chavannes, 
1883, Musée d'Orsay
Antoinette se souvient : «Je l’avais rencontré il n’y a pas plus de 8 jours, et à mon « Comment ça va ? » il avait répondu « Super », comme d’habitude, mais je l’avais trouvé maigri et l’air fatigué.»

Chaque soir, Daniel mettait la table, il était heureux de participer. Comme disait Damien, songeant aux mots de Jean Oury, «pour nous soigner, soignons d’abord la maison commune».

Angela écrit : «Merci d’avoir partagé cette triste nouvelle, je me souviens bien de lui, et je le croisais quelquefois dans le quartier, autour de la Gare du Nord. Que le Seigneur l’accueille dans sa paix et sa lumière.»

«Fidèle compagne, la mort nous contraint à creuser sans cesse en nous pour y loger songes et mémoire, à toujours creuser en nous le tunnel qui mène à l’air libre. Elle n’est point notre issue. Posant la limite, elle nous signifie l’extrême exigence de la vie, celle qui donne, élève, déborde et dépasse.»(1)

Daniel vit dans nos mémoires, nous prions pour lui aujourd’hui.


Note
(1) Extrait d'un poème de François Cheng, La mort n'est point notre issue

samedi 28 février 2015

Nos anges gardiens

Cinq anges dansant
Paolo di Giovanni (1399-1482)
Musée de Condé,Chantilly
Alain, Michel, Patrick, Saïd, Alain -qui a un toit aujourd'hui- et Franzy, nouveau venu dans Hiver solidaire, ceux que nous appelons les accueillis. Cette question de l'accueil devrait être au centre de nos sociétés modernes, mouvantes, plurielles.
Accueillir l'autre. L'autre, nous-même, l'autre en nous, l'autre et le même, l'autre qui diffère, l'autre qui interroge, l'autre qui dérange, l'autre qui apaise, l'autre qui console, le proche et le lointain... 
Accueillir, «offrir un visage qui envisage plutôt qu'un visage qui dévisage.»
«Tous les accueillis très accueillants sont là un peu avant 20 heures(...)», écrit Véronique le 8e jour.
Accueillir c'est être présent, venir pour recevoir quelqu'un à son arrivée quelque part. C'est aussi admettre quelqu'un au sein d'un groupe, d'une famille, d'une assemblée. C'est encore avoir telle ou telle attitude quand on reçoit quelqu'un.

Ange tenant un rameau
d'olivier
, Hans Memling
(1435-1494),
Musée du Louvre
«J'ai le réel sentiment paradoxal d'être finalement plus accueilli qu'accueillant tant nos cinq comparses sont gentils, agréables, drôles, aidants, responsables (...)», raconte Henri le 30e jour.

Au sens figuré, cela signifie aussi surprendre, comme on est surpris, emporté par le vent. «Je suis repartie plus légère qu'à l'aller, avec mes casseroles, plus légère surtout par le don reçu de cet accueil extraordinaire.», me dis-je le soir du 9e jour.
Accueillir c'est non seulement recevoir, donner l'hospitalité mais aussi en avoir la capacité, un lieu pour cela. «Telle une nuée de moineaux, sitôt la porte de la chapelle ouverte, nos amis, tous présents, partent dans toutes les directions, chacun exécutant la tâche lui incombant. Point de discours. Tout s'exécute au cordeau. En un tour de main, tout est prêt pour accueillir Laurent qui s'est chargé du dîner.», relate Éric le 40e jour.

Nous, bénévoles d'hiver solidaire, sommes ainsi accueillis par ces hommes dont le miroir social ne reflète plus l'image. Chacun d'entre nous sans doute a médité cette découverte troublante en son for intérieur. 
Damien formule cette réflexion d'une manière simple et bouleversante :
« Je dois avouer que je ne dors pas toujours très bien, je veille, je prie, mes pensées vagabondent dans les voûtes de la chapelle.
Je pense à ce que nous avions découvert, en avançant dans Hiver Solidaire, ce n’était plus nous qui les recevions, mais eux qui finalement nous recevaient chaque soir.
Remarque très profonde de nombreux bénévoles qui dit notre changement de regard sur les personnes sans abri et la conversion de nos cœurs.
Ange gardien,
Antiveduto Grammatica (1571-1626) 
Musée de Brou, Bourg-en-Bresse
Une pensée me traverse l’esprit cette nuit. Ces personnes que nous accueillons ne seraient-elles pas nos anges gardiens?
En nous ramenant à nous même dans une relation simple, vraie, dépouillée, ils nous libèrent de notre encombrant ego.
Ils nous protègent, oui, c’est sûr, ils nous protègent de nos vanités, ils nous débarrassent de nos tracas matérialistes, ils nous purifient l’âme !
Voilà ce que j’ai vu cette nuit en Michel, Alain, Said, Alain, Patrick, nos anges gardiens, cachés derrière ces âmes en peine et ces corps cabossés.
Ils veillent sur nous, sur chacun et sur la belle communauté que nous formons, tous les bénévoles d’Hiver Solidaire.
Continuons à veillez sur eux. »

mercredi 4 février 2015

Le pain de vie 2/2

Le Christ au désert servi
par les anges
, Charles Lebrun
(1619-1690), Musée du Louvre
La nourriture partagée dans les repas d'Hiver solidaire est de la nourriture élaborée, elle contient du travail humain sur des éléments naturels. 
Le repas nous rend humains.

Dans le chapitre 20 de son Livre des Actes des Apôtres, Saint Luc écrivit : «En toutes choses, je vous ai montré qu’en se donnant ainsi de la peine, il faut secourir les faibles et se souvenir des paroles du Seigneur Jésus, car lui-même a dit : "Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir". » (Ac20,35)

Chaque soir, Alain, Michel, Patrick, Alain, Saïd et les bénévoles qui les accueillent, tous participent à l'installation de la table du repas qu'ils s'apprêtent à partager.
«Saïd a fait la vaisselle, Michel, Alain et Patrick ont assuré rinçage, essuyage et rangement.», relate Grégoire le dix-septième jour.


«Les tables ouvertes réussies sont celles où chacun met la main à la pâte : il n'y a plus ceux qui servent et ceux qui sont servis. (...) La dimension chrétienne du repas et du service est dans "les uns et les autres", alléloï en grec. Ce mot est employé 83 fois dans le Nouveau Testament. C'est un leitmotiv chez Paul. Il demande au Corinthiens : "attendez-vous les uns les autres". (...)  


L'Annonciation, détail
Roger Van der Weyden 
(1399/1400)
Musée du Louvre
Paul les invite à "discerner le Corps", car le repas nous fait devenir "membres les uns des autres", expression très forte qui nous dit que le corps du Christ que nous devenons dans l'eucharistie est orienté vers un corps de l'humanité en Christ où tous sont appelés à devenir "membres les uns des autres".» (1)

«Au matin, levée à 6h30 pour aller travailler, j’ai trouvé le café prêt — Michel m’avait dit que je n’aurais qu’à appuyer sur le bouton en me levant, mais lui ou un autre l’avait fait pour moi un peu plus tôt — et la table mise : 
je suis partie nimbée de cette douceur et pleine de gratitude.», raconte Corinne le douzième jour.



Note
(1) Extraits d'un article de Dominique Fontaine, Les nouvelles pratiques de partage, Revue Christus, n°238, avril 2013, p. 213.
Dominique Fontaine est prêtre de la Mission de France, aumônier général du secours catholique à Paris.

mardi 3 février 2015

Le pain de vie 1/2

La multiplication des pains,
Tournai, vers 1500, 
détail 

d'une tapisserie : laine,
soie et argent doré,
Musée du Louvre.
«Toute nourriture se reçoit avant de se prendre, elle est un don porteur d'une histoire.»(1)
Vingt-neuf repas, déjà, préparés avec soin par les bénévoles d'Hiver solidaire et partagés avec Alain, Michel, Patrick, Alain et Saïd.
Le velouté de courgette de Sophie, le curry de poulet de Philippine, les crêpes de Sabine. Huitième jour, il reste du riz et du fromage.
«Les évangiles racontent comment Jésus a plusieurs fois multiplié les pains, pour une foule qu'il avait longtemps enseignée, en un lieu à l'écart(...). Le récit johannique (Jn6) raconte que "lorsqu'ils furent rassasiés", les disciples "remplirent douze corbeilles" avec les morceaux qui restaient.»(1)
Le navarin d'agneau de Véronique, la soupe de Butternut d'Angela, la tarte aux poires d'Anaïs. Dixième jour, il reste de la salade de mâche dans le réfrigérateur.
«La multiplication des pains, ce n'est pas seulement la quantité suffisante pour une grande foule, comme l'était la manne au temps des Pères, c'est aussi et surtout un surplus, un excès. 
Dans le récit de Marc (Mc8), Jésus pointe cette profusion des pains, l'excès, que les disciples n'arrivent pas à comprendre. C'est pourtant l'excès qui fait signe, qui est le signe, et qui marque la différence avec la manne.»(1)


Tombe de Nebamon, offrandes
du fils de Nebamon à son père,
Antiquité égyptienne, fresque
XVIIIe dynastie (1550-1292 BC)
British Museum, Londres
La poule au pot façon Gascogne de Lynette et Marta, la panna cotta de Mathilde. Dix-huitième jour, il reste trois plaquettes de beurre.
«Vers quoi fait signe cet excès de pain ? Vers la gratuité du don, sa générosité gracieuse d'abord, bien sûr. Mais aussi vers la qualité du pain offert. Comme Moïse au désert, Jésus explique, interprète ce qu'est le pain multiplié : "le pain de Dieu, c'est celui qui descend du ciel, et qui donne vie au monde." Le pain de Dieu est le pain qui donne la vie, et une vie éternelle. La foule entend bien cette parole : "Donne-nous toujours de ce pain-là."»(1)
La matelote de poisson d'Anne-Marie, la mousse au chocolat de Barbara. Vingt-neuvième jour, restent quatre bouteilles de lait.
«Il y a un pain qui, à travers la nourriture quotidienne, délivre du besoin quotidien de nourriture, qui donne une vie qui est plus que la vie biologique, une vie éternelle : tel est le Pain de vie. pour s'en nourrir, il faut le recevoir comme tel, pouvoir le nommer comme Pain de vie, le croire. L'excès de pain fait enfin signe vers celui qui le donne, Jésus, qui s'auto-désigne comme le Pain de vie. 

(...) En demandant dans la prière le pain quotidien, nous désirons entrer dans ce mouvement de la vie qui se donne, mouvement qui trouve son origine en Dieu même, et son achèvement dans le mystère du Christ dont la vie incarnée constitue la vraie nourriture.»(1)


Note
(1) Extraits d'un article de Jean-Marie Carrière, La nourriture dans la Bible, Revue Christus, n°238, avril 2013, p. 199 et suiv.
Jean-Marie Carrière est docteur en théologie de l'Institut catholique de Paris, il enseigne l'exégèse de l'Ancien Testament au Centre Sèvres(Faculté des Jésuites de Paris). Il est spécialiste du Deutéronome.




vendredi 16 janvier 2015

Pater

Le Père, 1911
Marc Chagall (1887-1985)
Huile sur toile,
80 x 44,2 cm
Musée d'Art et d'histoire
du Judaïsme, Paris
Alain, Michel, Patrick, Alain et Saïd sont au rendez-vous du soir.
Tous s’activent dès leur arrivée. Alain G. prépare le café pendant que ses compagnons dressent le couvert en un tournemain. Ils sont heureux d’être là et le montrent.  Je ne les connais pas encore mais me souviens d'une phrase de Christian Bobin : 
« ce que l'on sait de quelqu'un empêche de le connaître » (1). 
Ils m'accueillent avec simplicité et courtoisie.

«Au cour des conversations, nous apprenons que Patrick est papa de cinq enfants, 2 garçons, 3 filles. Il ne les voit pas. Alain est père de deux grands enfants aussi et Saïd a deux filles et un garçon. «Les filles, elles se mettent du côté de la mère…» dit-il. Michel à une grande fille aussi», raconte Damien.
Une lueur s'allume dans leurs yeux lorsqu'ils évoquent leurs enfants. J'aimerais les interroger plus avant sur leur paternité. Mais je n'ose pas. 

Notre rôle de bénévole accueillant ces hommes n'est pas de nous substituer aux travailleurs sociaux. Cependant, entrer plus avant dans la compréhension de ce qui les anime ne peut que rendre notre présence et notre écoute bienveillante plus profonde.
Aussi, le lendemain, désireuse d'en savoir plus,  je lis l'intéressant article de la sociologue Séverine Mayol(2) : « la paternité est un impensé de la prise en charge des hommes sans domicile, tout autant que le résultat d'une occultation de ce rôle par les pères eux-mêmes.»
Le sculpteur Jean-Paul Aubé 
et son fils Émile,
Paul Gauguin (1848-1903), dessin, 
Musée des Beaux Arts de la ville 
de Paris, Petit Palais.
Elle poursuit en rappelant que « les hommes sans domicile qui évoquent spontanément leurs enfants ne sont pas majoritaires. Les travailleurs sociaux et les chercheurs le disent : la question des enfants est l'une des plus douloureuses pour ces hommes en souffrance. Ainsi, le plus souvent, la présence d'enfant est tue. (...) Parler des enfants ne signifie pas nécessairement vouloir prendre contact et exercer sa paternité.»

Ce docteure en sociologie qui interroge l’influence des représentations et des identités de genre dans l’intervention sociale auprès des personnes sans logement souligne que : « lorsque les hommes sans domicile acceptent de parler de leur vie familiale, ils évoquent l'envie de protéger leurs enfants en leur cachant la vérité sur leur situation, ou en minimisant les difficultés qu'ils
Le peintre Joan Miro 
et sa fille Dolorès,
Photographie de Denise Bellon
 (1902-1999)
Centre Pompidou, Paris.
rencontrent. Les enfants mineurs ou majeurs, ne connaissent pas toujours la situation de leur père, notamment par rapport au logement.»
Suit le bouleversant témoignage d'un homme, la cinquantaine, dans la rue depuis six ans : « Des enfants, j'en ai. Ils ont bien réussi dans la vie, ils sont heureux. [ils viennent vous voir parfois ?] Ah non ! Ça non ! Ils ne savent même pas que je suis là, que je suis tombé dans la rue. J'ai toujours une excuse. Ils croient que je fais des chantiers, que je bouge toujours. Donc je les appelle et on prend un café, une bière en coup de vent. Je peux pas leur dire, c'est pas possible. »


Paradoxalement, autour de ce repas partagé avec les accueillis d'hiver solidaire, c'est celui qui n'est pas père qui en parle le plus. Alain G. à l’allure de rockeur assagi avec sa courte barbe poivre et sel raconte avec délicatesse et émotion retenue le jour où il aurait pu être père. 

« C'est une chose étrange que l'absence. Elle contient tout autant d'infini que la présence.» (3)


Notes
(1) Christian Bobin, Le très bas, coll. Folio,# 2681 p. 14
(2) Séverine Mayol, "De l'homme sans domicile au père sans logement personnel : tensions de genre dans l'intervention sociale", Le Télémaque, 2014/2 n°46 + ici
(3) Christian Bobin, Lettres d'or, coll. folio # 2680, p. 99





jeudi 8 janvier 2015

Épiphanie solidaire

Les galettes à l'anis du pays de Mons
Émile Boutin,1933, gouache sur papier, 
MUCEM, Marseille. 

À celui qui lui demandait comment être bon chrétien, Maître Eckhart (1) répondait de commencer par "être". Ils sont. Les bénévoles d'Hiver solidaire, présents à eux-mêmes dans cet accueil, cet abri des coeurs et des corps qu'ils offrent à ceux qui en sont dépourvus.
Alain, Michel, Patrick, Alain et Sahid, cinq personnes de la rue accueillies chaque soir trouvent peu à peu leurs repères, entourés par le regard bienveillant des bénévoles. Autour d'un bon repas -le seul de leur journée, racontent-ils- et loin des froidures hivernales de nos trottoirs parisiens, ils pourront possiblement "être" à nouveau dans cette parenthèse. 
Cette semaine, le dîner s'achève inévitablement par le partage d'une galette des rois. Plaisir simple et sucré mais déjà si essentiel à ceux qui en ont été privés depuis des lustres -"Alain nous confie qu’il n’a rien mangé de pareil depuis bien longtemps et que sa nuit n’en sera que plus confortable !", raconte Yves.  C'est aussi, symboliquement, la célébration du jour des rois. La manifestation de Dieu dans l'humanité de Jésus, illustrée par l'épisode de l'adoration des mages.


Sonorité ancienne, Paul Klee, 1925.
Épiphanie, manifestation, quelque chose qui apparaît. C'est le sens du mot grec -Epiphania, τ α ̀ Ε π ι φ α ́ ν ι α- qui la désigne. 
Au sens figuré, l'épiphanie est la manifestation d'une réalité cachée, invisible. Invisibles aux yeux de la plupart d'entre nous, c'est bien ce que sont les sans logis dans notre tissu urbain. 
Manifestation, les structures polychromes qui se concrétisent dans Sonorité ancienne, cette oeuvre du grand peintre Paul Klee(2). Celui-ci écrivait : « L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Idées et concepts trouvent dans cette image le lieu d'une épiphanie où les formes s'enchaînent selon des associations à la fois nécessaires et inattendues. 


"The Glowing Homeless",
neon light, 2011 

installation de Fanny Allié.
 À l'heure où, à chaque instant, nous sommes confrontés à des myriades d'images, structures polychromes surgissant des murs, des enseignes lumineuses et des écrans de toutes tailles, ne restons plus frappés de cécité face à celles qui sont pourtant sous nos yeux !
Comme le manifeste si poétiquement cette installation de la jeune artiste Fanny Allié(3). 




Notes
(1) Maître Eckhart(1260-1328), Théologien et philosophe dominicain rhénan.
(2) Paul Klee (1879-1940), peintre allemand.
(3) Fanny Allié, ici



mardi 6 janvier 2015

En partance pour Hiver solidaire 2015 !

Dans le cadre de l’opération Hiver Solidaire en paroisse, 
et pour la 4e année à Saint-Vincent-de-Paul, nous accueillons depuis hier soir
5 personnes sans abri.

Jusqu'au 22 mars, chaque soir, deux bénévoles dormiront avec les personnes accueillies et un ou deux autres bénévoles préparont le dîner et l’apporteront pour le partager avec l’équipe à la chapelle de la maison des jeunes, 12 rue Bossuet, de 20 h à 8 h du matin.

Dirk Van Balburen, 1595-1624, Lavement des pieds, conservé à Berlin
Seuls quelques apôtres sont représentés dans ce tableau, les autres se devinent en arrière plan. Le Christ, vêtu d'un manteau rouge qui contraste avec les habits des apôtres, est à genoux devant Pierre dans une attitude très humble. Pierre essaie vainement de refuser que Jésus lui lave les pieds, mais ce dernier lui saisit fermement le bas de la jambe. 
Comme nous y invite cette oeuvre puissante d'un peintre néerlandais du siècle d'or, tentons de revêtir un vêtement d'humilité pour accueillir dans la joie Alain, Michel, Patrick, Alain et Sahid !